CINMA DIRECT ET NOUVELLE VAGUE
(JEAN ROUCH ET JACQUES ROZIER)
maxime
scheinfeigel
Le renouvellement du cinma documentaire dans les
annes cinquante/soixante se dfinit entre ces deux appellations : en 1960
Edgar Morin parle de "cinma-vrit" propos de Chronique d'un
t, en 1963 Mario
Ruspoli parle de "cinma direct" pour voquer une pluralit de films
anglais, franais, canadiens, amricains qui ressortissent selon Gilles
Marsolais (L'Aventure
du cinma direct, Seghers, 1974). une mme "attitude" ou "esprit" et utilisent des
techniques semblables. Ces techniques se veulent lgres : le filmage en 16mm,
la camra porte, l'improvisation, la prise de vue unique, le son synchrone
direct sont la quintessence ou l'idal d'une mthode de travail qui vise
trouver un autre type de vrit filmique en reconstruisant non pas le monde
mais la manire de regarder le monde. Il s'agit en somme de refonder la
relation du cinma la ralit et ce projet ne concerne pas seulement le
cinma documentaire, il se constitue surtout dans la transgression des limites
ordinairement assignes ces deux grands territoires du cinma que sont le
documentaire et la fiction.
Du point de vue de la chronologie,
le cinma direct proprement dit apparat premire vue comme le contemporain
de la Nouvelle Vague. Les histoires du cinma et les textes consacrs plus
spcialement au cinma documentaire indiquent en effet qu'il se prpare dans
les annes cinquante et qu'il connat sa plus grande expansion dans les annes
soixante. Mais cette vue est incomplte. Le cinma direct s'enracine dans une
histoire ancienne dont on rappelle sommairement ici ces quelques aspects
saillants. D'abord le terme mme de "cinma-vrit" venu en droite
ligne du "kino-pravda" de Dziga Vertov dit assez qu'un certain
hritage documentaire est ractualis au tournant des annes soixante. Plus
srement encore une tradition identifiable est poursuivie, celle de Robert
Flaherty notamment qui en 1920 avait dj film Nanook of the North dans l'esprit du cinma direct.
D'autres prmisses introduisent au cinma direct. Par exemple pendant la
seconde guerre mondiale les reporters improvisent par ncessit la mthode de
la camra porte. En 1946 Georges Rouquier tient au jour le jour la chronique
filme de sa famille dans Biquefarre, en 1948 Jean Rouch filme dj en direct l'Initiation
la danse des
possds, son
deuxime film ethnographique. Plus dcisivement peut-tre le grand prcurseur
du cinma direct est le no-ralisme qui offre parfois la particularit de se
tenir dans un entredeux de la fiction et du documentaire. Le fait est archi
connu : la pauvret des moyens matriels, techniques et humains, le choix
dlibr d'laborer une vision critique de la ralit contemporaine hauteur
du quotidien, la ncessit de tourner dans l'urgence, sinon rapidement,
expliquent pour une bonne part la tonalit particulire de certains films
noralistes notoires qui sont vritablement des mutants parce qu'en eux le
cinma fictionnel a peut-tre accompli sa premire grande rvolution. La
trilogie rossellinienne forme par Rome, ville ouverte, Paisa et Allemagne anne zro est cet gard particulirement
reprsentative. Ces trois films de fiction ne ressemblent pas des films documentaires, ils sont
des fictions
parfaitement documentaires en ce sens qu'ils sont synchrones avec la ralit
mme de l'histoire en train de se faire, qu'ils accompagnent et clairent
chaud - en direct en somme - l'actualit alors vcue par les gens ordinaires.
Dans les annes qui suivent, le changement majeur du contexte introduit par le
no-ralisme se creuse, se systmatise. Les frontires entre les diffrentes
sortes de cinmatographie deviennent plus poreuses, les circulations d'un lieu
l'autre du cinma sont plus libres. La Nouvelle Vague et le cinma direct
sont aussi l'expression aboutie de ce processus. Or si un regard en direction
du seul cinma franais laisse transparatre une synchronie avre entre les
deux, leur rapport l'histoire du cinma n'est pas absolument quivalent. Les
cinastes de la Nouvelle Vague ragissent notamment contre un tat contemporain
du cinma qu'ils souhaitent rcuser et dpasser en inventant de nouvelles
formes et en puisant des citations dans d'autres ralismes que le ralisme la
franaise. Les cinastes du direct, commencer par Jean Rouch, veulent aussi
rcuser des canons institutionnaliss par plusieurs dcennies de classicisme
documentaire, mais leur manire de travailler, leur conception du rapport
documentaire la ralit ont pour effet - moins que ce ne soit une cause -
de leur faire retrouver un esprit ancien, primitif mme du cinma: les vues
Lumire, ralises
en une prise unique que l'on pourrait qualifier de "plan-squence",
sont dj, enregistrement sonore en moins, des films directs !
Ainsi parce qu'il entrane avec lui
tout un pass fort ancien du cinma et qu'on ne saurait alors le limiter sa
seule actualisation des annes cinquante/soixante, on peut penser le cinma
direct comme une solution de continut entre le no-ralisme et la Nouvelle
Vague. L'Essai sur le jeune cinma franais qu'Andr Labarthe a publi en 1960
offre des lments de rflexion en ce sens. Remarquablement le premier
chapitre, "Rflexions sur une vague", accomplit un parcours qui dans
les termes mmes d'Andr Labarthe va "du documentaire la fiction".
Faisant cho celles d'Andr Bazin, les ides autour desquelles se cristallise
la vision labarthienne du "jeune cinma franais", sont "la
notion d'auteur", "le passage au relatif", "l'image
synthtique". Andr Labarthe les dploie selon la dualit
fiction/documentaire, "deux ples du cinma, deux faons radicalement
opposes d'apprhender la ralit" jusque l. Symptme par excellence du
processus de remise en cause de cette dualit, "le passage au relatif".
"Du film ethnographique au film documentaire ... et au film de fiction, il
est le signe d'une conciliation entre la fiction pure et le documentaire
pur". Andr Labarthe explique que "le passage au relatif",
dtermin par la manire mme dont la camra se place par rapport une ralit
qu'elle veut filmer est "dans l'ordre des moyens ce qui garantit
l'objectivit dans l'ordre des fins". Il s'agit donc d'une manire de
filmer qui parie sur la probabilit d'une vrit contre l'impossibilit, ou l'imposture, de la
vrit. Elle permet
aux "puissances du faux" de se dployer, de crer une vrit filmique
"car la vrit n'a pas tre atteinte, trouve ni reproduite, elle doit
tre cre"[1]. Quant
"l'image synthtique", qui fait cho l'ide bazinienne du
plan-squence, elle est le signe du "cinma de l'interrogation, elle
postule l'indissolubilit de l'apparence et de sa vrit, elle fait confiance
ce qu'elle saisit - ce qui surgit". Andr Labarthe lui oppose le
film "analytique" qui, crit-il, "fonde son rgime esthtique
sur le montage". Curieusement Jean Rouch indique quelques annes plus tard
que sa faon de filmer lui a trs tt permis de rassembler dans l'image ces
deux aspects, de les concilier : "J'ai commenc peu peu concevoir la
mise en scne dans le viseur mme de la camra. Comme je faisais en mme temps
de l'ethnologie, j'ai progressivement cherch faire la fois l'analyse et la
synthse au cinma"[2]. Ou encore propos de Chronique d'un t : "Nous dcouvrons en mme temps
[Michel Brault et Rouch] l'imposture invitable du montage ( ... ). D'o le
got de vouloir retrouver le plan-squence comme dans les comdies musicales
amricaines de Gene Kelly ou de Fred Astaire"[3].
Outre celui de Jean Rouch, les noms des cinastes mentionns par Andr Labarthe
sont ceux d'auteurs "venus de la tlvision (Rozier), du documentaire
(Franju, Kast, Resnais, Rouch), de la critique (Astruc, Chabrol, Truffaut,
Rivette, Godard, Rohmer, Kyrou) ou de tout autre horizon extracinmatographique
(Varda, Marker, Pollet)"[4].
On n'y insiste pas. La rflexion d'Andr Labarthe n'est pas ddie la
Nouvelle Vague. Il regarde plutt s'accomplir en direct un bouleversement considrable du
paysage du cinma alors soulev par une lame de fond. De cette lame on peut
avancer qu'elle est ne dans le no-ralisme, qu'elle s'est accrue dans le
cinma direct et qu'elle est compltement merge dans la Nouvelle Vague qui la
rend clairement visible.
Parmi les principaux cinastes
concerns, Jean Rouch est sans doute celui dont l'uvre est la plus reprsentative
de ce phnomne qui brouille les frontires entre les genres constitus du
cinma. S'enlevant sur un projet initial strictement documentaire, en
l'occurrence le cinma ethnographique, elle offre trs vite des points de
contact particulirement vidents avec la fiction, notamment celle dont les
cinastes de la Nouvelle Vague vont renouveler les formes en adoptant justement
des mthodes de travail quasi documentaires. Certains faits sont connus. Par
exemple un mme producteur, Pierre Braunberger, produit ple-mle des films
d'Alain Resnais, Jean-Luc Godard, Franois Truffaut, Jacques Doniol-Valcroze,
ric Rohmer, Franois Reichenbach ... et Jean Rouch. En 1954, outre Les
matres fous, ce
dernier tourne les images de Jaguar. Ce film sorti en France en 1967 et qui mle dj de manire
tout fait irrmdiable le documentaire et la fiction annonce Moi, un Noir tourn en 1957. Or Moi, un Noir qui reoit en 1958 le prix Louis
Delluc est consacr par la Nouvelle Vague travers la voix de Jean-Luc Godard.
Il crit son sujet deux articles admiratifs. Il n'y a sans doute pas de
hasard, l'un des deux articles, TONNANT Jean Rouch Moi, un Noir, associe Andr Bazin, Jean Rouch et
Roberto Rossellini: "Andr Bazin disait un jour que le plus beau film du
monde, c'tait l'expdition du Kon- Tiki, mais que ce film n'existait pas. En attendant India
58 de Roberto
Rossellini (n.) voil Moi, un Noir ( ... ) qui met dj pas mal de points sur les "i"
de toutes les idioties de la production cinmatographique actuelle"[5].
La rencontre Jean Rouch/Jean-Luc Godard se poursuit : dans bout de
souffle, Godard
cite au moins une squence de Moi, un Noir et l'inverse en 1960, Rouch
s'inspire pour la ralisation de Chronique d'un t d'une trouvaille de Godard. Il le
rapporte lui-mme en ces termes : " dans Pierrot le fou, Godard n'hsitait pas couper ses
phrases: "il n'y a pas de raison", disait-il. J'ai alors commenc
faire a aussi[6]. Dernier fait qu'on relvera ici : en
1964 Jean Rouch ralise Gare du Nord, un des sept films de Paris vu par ...
Or, un cinaste de la Nouvelle Vague
est mieux que quiconque le pendant de Jean Rouch. Il s'agit de Jacques Rozier.
bien des gards, il est atypique. D'un ct on clbre Adieu Philippine comme le film par excellence de la Nouvelle
Vague, de l'autre on dplore l'auteur qui n'a pas pu ou pas su faire aboutir la
plupart de ses projets cinmatographiques, se retrouvant du coup travailler
pour la tlvision. Justement ! l'exception de Jean-Luc Godard qui trace
nettement une ligne entre son cinma et celui de Roberto Rossellini, Jacques
Rozier est le cinaste de la Nouvelle Vague revendiquer le plus clairement
l'hritage no-raliste et qui pour cette raison sans doute aura t le plus
apte entrer dans le mode de pense et de travail tlvisuels, mme s'il n'a
pas comme Roberto Rossellini un "projet" dtermin cet gard. Son
positionnement entre le no-ralisme en amont de la Nouvelle Vague et la
tlvision en aval de cette dernire, explique sans doute pourquoi son uvre est
directement confrontable celle de Jean Rouch. Certes ce dernier chappe la
sphre d'influence de la tlvision parce qu'il n'a pas ralis de films
tlvisuels, parce que ses commanditaires n'ont jamais t des chanes de
tlvision, il admet mme tre "allergique" la vido. Pourtant son
travail, comme celui de ses confrres du cinma direct international, est
dterminant dans l'volution d'un genre devenu abondant, pour ne pas dire
plthorique : le documentaire tlvisuel. De surcrot, sa carrire n'est pas
plus univoque que celle de Jacques Rozier : il a les deux pieds la fois dans
le cinma documentaire et dans le cinma de fiction et aussi bien il est un
universitaire. Ainsi le champ d'activit pluriel de Jean Rouch et de Jacques
Rozier confre leur uvre respective une mme sorte d'ambivalence
constitutive. De l provient ventuellement un phnomne pour le moins
troublant. Ils font des films dont on peut dire qu'ils ne se ressemblent pas
bien sr mais le contraire est tout aussi vrai : ils sont semblables. Plus
exactement, l'on trouve aux films de l'un le mme parfum qu'aux films de
l'autre, une potique analogue de l'image visuelle et sonore semble y rgner.
C'est dire que leur conception du cinma et leur mthode de travail relvent
d'un mme idal, visent un mme horizon : ne rien proposer, ne rien imaginer
qui ne soit une manifestation d'un caractre hautement intempestif de l'art
cinmatographique.
Un tel principe s'affiche clairement
chez Jacques Rozier quand il rcapitule sa carrire de cinaste et qu'il parle
notamment de ses mthodes de travail film aprs film. Par exemple, de la prise
de son pour Rentre des classes (1955) il dit qu'il fallait la "faire l'italienne, en
ayant ensuite recours la post-synchronisation". De Blue Jeans (1958) il dit pareillement qu'il
avait "plac le tournage sous le signe du no-ralisme italien". Il a
tourn Adieu Philippine (1961) avec des moyens "ultra-Igers", "extrmement
vite", avec une "mthode documentaire". Dans ses propos sur son
travail tlvisuel qui se poursuit jusque dans les annes quatre-vingt-dix, on
relve aussi ces quelques notations pleines d'enseignement. Vive le cinma / Jeanne Moreau (1972) : "Le grand moment reste
pour moi l'arrive d'Orson Welles au Ritz. La camra tournait dj, ds sa
sortie du taxi ( ... ). Quand il a vu la camra et continu nanmoins
d'avancer, il m'a sembl voir Welles se transformer en Welles". Il dcrit
une production mineure, Oh, oh, oh, jolie tourne (1984) en termes tout fait
significatifs: "J'tais en Bretagne lorsque j'entends l'annonce d'un
podium Europe 1 de l't, auquel participaient Bernard Menez et une cole de
samba brsilienne. Sans aucun moyen pour financer un film, j'ai fait aussitt
l'aller-retour Paris afin d'emprunter une camra vido. ( ... ). J'entre sur
scne avec la camra. Michel Drucker, qui n'tait pas prvenu, me voit et
s'exclame: "Mais voici Jacques Rozier!". Et cite toute ma
filmographie"[7]. On le constate aisment : du court-mtrage initiatique (Rentre
des classes) au
long-mtrage en 35mm (Adieu Philippine), du documentaire cinmatographique (Le Parti des
choses : Bardot / Godard
et PaparazzI) au film de tlvision cinphile (Jean
Vigo), du
divertissement lger (Oh, oh, oh, jolie tourne) et du film publicitaire (Zip Inox
ou L'huile
Lesieur), aux
"intermdes" musicaux (Dim Dam Dom) et aux captations d'opra (L'Opra
du Roi), la posture
de Jacques Rozier a quelque chose d'insolite si on la mesure l'aune de la
Nouvelle Vague. Amoureux du cinma, ou cinphile, c'est tout un, il ne parat
pourtant pas encombr par un "surmoi" d'auteur de cinma, un trait
qui affleure chez la plupart des cinastes de la Nouvelle Vague. Jacques Rozier
revendique une forme de lgret - un alliage de vitesse, d'improvisation et de
bricolage - qui s'enlve moins sur une postulation esthtique, formelle,
qu'elle ne regarde du ct d'un savoir-faire professionnel, d'une capacit,
technicienne la limite, de ragir immdiatement aux alas des tournages,
d'inflchir les tournages en fonction de ces alas.
Jean Rouch ne travaille pas
autrement: "Combien ai-je tourn de films inachevs parce qu'il ne se
passait rien - danse de possession sans possession ; parce que la nuit tombait - crmonie nocturne dont la
partie diurne n'est qu'un prologue - ; parce que je n'avais plus de pellicule -
mauvaise prvision de la fin relle ... [8]. Et comme Jacques Rozier, il insiste sur sa capacit de
raction rapide aux imprvus offert par la ralit, tel ce rcit de la
post-synchronisation de Jaguar : "Je suis invit par Nkrumah en 1957 pour les ftes de
l'indpendance. Je viens avec mes acteurs et Jaguar, et je demande Nkrumah si je peux
utiliser le nouveau Ghana Film Unit pour enregistrer un commentaire. Kudelski (
... ) m'avait pass un magntophone. En une journe, Accra, j'enregistre le
commentaire de Jaguar, improvis par Damour et Lam l'image ( ... ). Je reviens Paris,
Langlois passe le film la Cinmathque, et je le prsente. Il y avait l tous
mes "copains du premier rang" de la rue d'Ulm, Rivette, Truffaut,
Rohmer, Godard ... Le film casse mais le son continue, on rallume, et ils
dcouvrent que l'auteur, c'est moi, le type dont ils ne savaient pas trs bien
ce qu'il faisait l ... ". Et Jean Rouch conclue cette anecdote pour ainsi
dire fondatrice par une apprciation non ngligeable: "Cette libert
d'improvisation, cette libert avec les images, c'est vrai que cela a influenc
la Nouvelle Vague franaise[9]. Auto-clbration peut-tre, pertinence du propos plus
srement, du moins si l'on s'en tient une dlimitation stricte des dates de
la Nouvelle Vague. Entre 1956, l'an zro et 1957, l'an un (cette date constitue un repre
commode: Jean Rouch tourne Gare du Nord pour un film de la Nouvelle Vague
qui s'achve, Jacques Rozier ralise son premier film tlvisuel, Jean Vigo pour la srie Cinastes de
notre temps, o
l'on retrouve Andr Labarthe, un des matres d'uvre de la srie) on ne peut alors mettre son
compte qu'un seul long-mtrage : Et dieu cra la femme de Roger Vadim. Les films notoires, ceux des
cinastes essentiels, Les 400 coups, Le beau Serge, Les Cousins, bout de souffle, Les bonnes femmes,
Tirez sur le pianiste, Paris nous appartient, Une femme est une femme, Adieu
Philippine, Le signe du
lion ... etc,
viennent aprs 1957 et ce simple fait est susceptible de donner raison Jean
Rouch. Il faut alors juste oublier les trois courts-mtrages antrieurs de
Godard, Opration Bton (1954), Une femme coquette (1955) et Tous les garons s'appellent Patrick (1957), ne pas se demander s'ils
sont ou non des films de la Nouvelle Vague.
Cette faon de faire commune aux
deux cinastes produit des effets de ressemblance trs troublants l'intrieur
mme de leur uvre. On l'a dj dit, les films de l'un ne sont pas le fac-simile
des films de
l'autre mais la confrontation entre quelques-uns des films que les deux
cinastes ralisent jusqu' 1964 est clairante deux gards. D'abord leur
fond mme parat s'enlever sur une vision identique des pouvoirs du cinma.
Mais ce n'est pas tout. Une parent stylistique tonnante rgne entre eux.
Effet remarquable, sinon curieux, atteint travers un tel phnomne : ce que
l'on apprcie dans les films de Jacques Rozier peut valoir aussi bien quant
ceux de Jean Rouch. Lorsqu'on lit par exemple dans un article de Jacques
Mandelbaum sur Jacques Rozier que "l'art potique de la digression a, en
soi, une porte politique, [que] celle-ci rside dans la puissance de ce qu'on
pourrait appeler le documentaire onirique" ou encore que "l'intelligence
de Jacques Rozier est de ne pas chercher faire croire la prennit de l'exprience
dmiurgique que son
uvre instaure", lorsque Jacques Mandelbaum voque le travail des "puissances
du faux travers lesquelles tout un peuple
affabule"[10], l'on
pourrait croire ici lire une rflexion ddie Jean Rouch. Le
"documentaire onirique" est en effet une dimension premire de son
cinma. Le rcit de Moi, un Noir notamment est entirement organis comme si dans l'ombre de
la nuit un dormeur rvait et faisait apparatre chaque personnage et chaque
priptie comme autant d'images de rves lies les unes aux autres selon une
causalit proprement onirique. Bien sr on trouve l un enracinement du cinma
de Jean Rouch dans celui de Jean Cocteau dont Orphe notamment[11]
s'enlve en tous points sur une structure onirique annonant celle de Moi,
un Noir. Mais
insistons-y, Moi, un Noir est une fiction tourne selon les mthodes du cinma
documentaire direct et la dimension de rve par quoi chaque image du film se
dploie dans un espace-temps la fois actuel et inactuel, selon une potique
tout fait moderne en somme, surgit inopinment : comme la beaut elle arrive
de surcrot. Quant "l'exprience dmiurgique" chez Jean Rouch elle
est inlassable, elle est mme sans doute le moteur essentiel de son cinma[12]
Le dmiurge dont parle Jacques
Mandelbaum propos de Jacques Rozier est "l'exprience potique et
libertaire" qui fait qu' chaque film les personnages et les spectateurs
sont transforms mme s'il ya toujours en fin de course un "retour au
pilori de la ralit"s. Ne voit-on pas se lever derrire ces mots les
dernires images d'un documentaire notoire de Jean Rouch, Les matres fous dont le "retour au pilori de la
ralit" dans la squence finale n'est justement pas un retour au mme
tat de ralit, ni pour les spectateurs, au moins secous par la transe des
protagonistes, ni pour ces derniers, mis l'preuve initiatique de leur
participation au tournage du film? Autrement dit, s'il ne convient plus de
prciser que le travail de Jean Rouch s'inscrit ds l'origine dans une remise
en cause radicale de la pense et de la posture tout occidentales du cinma
ethnographique, qu'il y parvient par un dcentrement notable de sa place dans
le dispositif de tournage et qu'il fait ainsi natre dans son cinma une
relation renouvele du Mme et de l'Autre, l'on peut insister ici sur le fait
que Jacques Rozier construit lui aussi film aprs film une sorte d'ethnographie
dcentre. Le sujet de chacun de ses films est, au fond, une observation de la
manire dont chaque membre d'une tribu donne, les dragueurs ou les jeunes
hommes en vacances par exemple (Blue Jeans, Adieu Philippine) confront des rites sociaux
initiatiques, s'invente lui-mme[13].
Mais plus dcisive encore est
l'affinit stylistique rgnant entre les films des deux cinastes tant elle
singularise leur uvre au sein mme des productions de la Nouvelle Vague. On
prendra d'abord ce trait : la qualit toute particulire du traitement sonore
de la voix. Exemplairement les voix de Blue Jeans, tourn " l'italienne, en ayant
ensuite recours la post-synchronisation", s'entendent exactement comme
celles de n'importe quel film de Jean Rouch. L'on ne sait pas toujours qui
parle car un effet de brouillage empche parfois de faire le lien entre un son
entendu et sa source probable, la post-synchronisation est perceptible au point
d'introduire parfois un anachronisme troublant mais plaisant entre les
situations reprsentes et les paroles entendues et surtout, l'un des deux
personnages du film est ambivalent: il est un protagoniste de l'histoire en
mme temps qu'il en est par moments le narrateur. Sa voix rsonne trangement
depuis un lieu dont le spectateur ne sait pas toujours o il est, quel il est.
Sans y insister, il apparat que ce mme phnomne allant l'encontre des
codes sonores d'intelligibilit pratiqus par les cinastes de la Nouvelle
Vague, se produit dans plusieurs films de Jean Rouch, notamment dans Jaguar,
Moi, un Noir, Petit
Petit, Cocorico! Monsieur Poulet. Autre trait de ressemblance, visuel celui-l : la
comparution des figures humaines dans le cadre. cet gard, on trouve dans les
films de Jacques Rozier et de Jean Rouch des propositions similaires. Adieu
Philippine par
exemple aligne quelques moments saisissants o des corps paraissent en trop car
on ne sait pas d'o viennent les personnages qu'ils incarnent, quoi ils
servent dans le rcit, vers quel devenir ils s'avancent. C'est le cas au dbut
du film lorsque Michel discute avec ses amis de l'achat d'une voiture. Ils sont
debout, dehors, une terrasse de caf. L'image insiste alors sur une table de
consommateurs, parfaitement immobiles au premier plan. Une attente se cre
auprs du spectateur. Qui sont-ils? Que vont-ils faire? Qu'est-ce que le film
va faire d'eux? Rponse de Jacques Rozier aux trois questions: ils sont ce que
leur apparence les fait tre, ils ne font qu'tre l, le film n'a rien faire
d'eux. Sauf ceci qui seul importe en ralit : le film les regarde et rvle le
mystre de leur prsence qu'il atteste et lve au rang d'nigme. On a l une
pure opration documentaire car le rel captur dans l'image se constitue
directement en une archive, il est rvl, fix, pas ncessairement dchiffr.
De mme le film laisse directement transparatre la pense qui le fait natre,
il s'autodocumente sans pour autant rendre explicites ses choix d'image. Effet
ici produit : l'apparence documentaire peut tre le fondement d'une vrit
fictionnelle. Il appartient ventuellement au spectateur de la trouver. De tels
moments suspendus dans le vide ou dans l'irrsolution du sens ne se rencontrent
pas sous cette forme dans les films de Jean Rouch, ils constituent en fait un
arrire-fond permanent, continu, une trame dans laquelle - image analogique
oblige - viennent se prendre les apparences, s'embrouiller les ressemblances,
s'emmler du vrai et du faux qui se prennent l'un pour l'autre. Jaguar est admirable cet gard : la
camra de Jean Rouch documente en direct un faux voyage d'migration, invent
chaque jour par les protagonistes du film qui en ralit accomplissent bel et
bien le priple faisant l'objet de la fiction du rcif. Au bout du compte, la
vrit fictionnelle de Jaguar constitue le film en un pur documentaire sur les alas de la
route qui emmne les personnages, et le cinaste avec eux, de Niamey Accra.
Convient-il de limiter la
confrontation du cinma direct et de la Nouvelle Vague deux cinastes? Non,
sans nul doute et pour trois raisons au moins. D'abord, du ct du cinma
direct Jean Rouch est l'arbre qui cache la fort. Dans ses contemporains de
l'poque de la Nouvelle Vague, il y a par exemple Franois Reichenbach qui
filme New-York et l'Amrique profonde selon certaines mthodes du cinma
direct. Il y a aussi Chris Marker dont le cinma documentaire est si distinct
du cinma direct qu'il peut justement lui servir admirablement d'envers
critique, en faire mieux ressortir du coup la spcificit. Du ct de la
Nouvelle Vague l'on peut voir dans quelques courts et longs mtrages, Les
Mistons, Paris nous appartient, Rue Saint-Denis, Le signe du lion, Place de
l'toile ... etc,
que Franois Truffaut, Jacques Rivette, Jean-Daniel Pollet, ric Rohmer ont eux
aussi t traverss par une pense htrogne du cinma dont ils restituent
l'empreinte de manire diffrencie, plus ou moins phmre. Mais cela ne
suffira encore pas. Car de mme que le direct est essentiellement une
internationale du cinma dans laquelle les cinastes, les techniques de
travail, les matriels circulent d'un pays l'autre malgr des spcificits
qui parfois s'arrtent aux frontires nationales, de mme la Nouvelle Vague a
une ampleur qui dpasse largement la sphre franaise du cinma : John
Cassavetes, Glauber Rocha, Milos Forman, Vera Chytilova parmi quelques
cinastes prestigieux, sont l pour nous le rappeler. Et enfin, quelque chose
ne sera jamais quivalent dans l'apprciation du cinma direct et de la
Nouvelle Vague: leur dlimitation dans le temps. Il n'est pas difficile pour ce
qui concerne la seconde de choisir une option minimale, stricte, comme le fait
Michel Marie par exemple dont la chronologie publie la fin de son tude, La
nouvelle vague. Une cole artistique, est comprise entre 1956 et 1963. Le cinma qui vient aprs,
les films d'ailleurs raliss par certains cinastes de la Nouvelle Vague (Franois
Truffaut et Claude Chabrol notamment) ou par des pigones tels que Barbet
Schrder peuvent tre apprhends en fonction de l'influence que la Nouvelle
Vague exerce ou non sur eux. Pour ce qui concerne le cinma direct, on aura
beaucoup plus de mal en dcrter des limites temporelles tant il est
l'origine d'une multiplicit de productions filmiques diffrencies et il est
difficile de tracer une ligne de partage entre ce qui relve du direct stricto
sensu et ce qui est
sa survivance ou sa mtamorphose dans des productions ultrieures. Le cinma
militant des annes soixante-dix est-il encore du cinma direct? La somme de
William Klein sur Mai 68 Paris, Grands soirs, petits matins, s'apparente-t-elle un film direct
? Les productions tlvisuelles telles que les talk-shows ou les micro-trottoirs ont-elles
quelque chose voir avec le cinma direct dont elles paraissent terriblement
loignes alors mme qu'il les a fait natre, qu'il les a rendues possibles et
que les images et les sons sont bel et bien enregistrs en direct ? Qu'en
est-il aussi bien du cinma ethnographique aujourd'hui qui se prend respirer
un air diffrent de celui de ses ans, dans quelle mesure est-il concern par
l'hritage conjoint du cinma direct et de la Nouvelle Vague ? Dans son Essai
sur le jeune cinma franais, Andr Labarthe disait de la rencontre du documentaire et de
la fiction - et il pensait alors Moi, un Noir - que "l'un [tait] multipli
par l'autre". Question : faut-il rcrire cette formule de la dissolution
des genres maintenant que la Nouvelle Vague est passe et que le cinma direct
est devenu de plus en plus introuvable, indfini?
LES GRIOTS DU CINMA
Maxime Scheinfeigel
Le griot dans l'histoire
Depuis que Soundjata Keta a fond
l'Empire Mandingue au 13me sicle, les griots sont gens de caste,
comme les chasseurs, les forgerons et les sorciers. De gnration en
gnration, ils prennent la parole, d'une part en public pour raconter les
faits du pass, d'autre part en priv pour transmettre leurs seuls
descendants les arcanes de leur savoir. Ainsi l'initiation, l'oralit et le
lien du sang prdominent-ils dans la culture griotique. On voit alors
s'esquisser le portrait d'un tre spcial dont le statut et la fonction le
situent un peu en-dehors de la socit ordinaire, dans une aire que nul
tranger la caste ne peut franchir. Autrement dit, le griot est part, il
est dans un cercle sacr, au sens strict du mot, mais en parlant il tisse un lien
entre lui et les autres parce que ses mots assurent la continuit du pass dans
le prsent. Or, tout cela constitue un fond historique et non pas la ralit
africaine d'aujourd'hui ni mme celle d'hier. Comme de nombreuses structures
ancestrales, la caste des griots existe encore mais sa fonction traditionnelle
a t fortement remise en question par un systme ducatif que les
colonisateurs ont mis en place et qui a rpandu l'usage de l'criture et de la
lecture. Les griots ont alors t soumis la concurrence des lettrs et ces
derniers, en retour, se sont inspirs des griots pour lgitimer leur travail.
C'est ainsi que des intellectuels et des artistes africains se sont proclams
griots ou ont t proclams tels, indpendamment de leur appartenance ou non
la caste des griots. Souvent grandis dans le giron de l'cole coloniale puis
ayant frquent l'universit en Europe ou ailleurs, ils ont fait clore des
cultures nationales dans lesquelles le cinma a vite tenu une place de choix,
notamment en Afrique de l'Ouestl. L'image du griot s'y est enracine
en profondeur, non sans paradoxe, puisqu'en sa personne se concentraient les
valeurs d'une tradition locale, alors mme que le cinma introduisait une
modernit venue d'ailleurs.
Au cinma, le griot
Deux repres sont ici remarquables.
D'un ct, l'crivain et cinaste sngalais Ousmane Sembene qui s'est lui-mme
intronis griot du peuple , a ralis en 1963 L'Empire Songhay, un documentaire voquant l'histoire
du Mali et du Niger telle que les rcits de griots l'ont prserve de l'oubli.
De l'autre, Jean Rouch, le premier cinaste ethnologue avoir jamais
enregistr au Pays Dogon les images d'un rituel funraire en 19S(t, a t consacr par la suite comme un
griot gaulois 3. Peut-on dire pour autant qu'un cinma des griots existe, ce
qui reviendrait penser que les cinastes sont des griots? Rien n'est moins
sr. Peu d'entre eux, sont issus de la caste des griots et si leurs rcits
films accordent un privilge la parole, s'il s'agit souvent de participer
l'ducation des gens travers le spectacle et le divertissement, leurs
discours souvent axs sur la critique sociale et politique ne s'inscrivent pas
dans la tradition griotique qui est justement conservatrice. Il convient plutt
de parler des griots du cinma tant ils y apparaissent souvent comme personnages, surtout
dans l'aire francophone, principalement situe dans le Sahel. Ils sont le plus
souvent repris de modles littraires4 dont l'archtype se trouve
dans l'pope de Soundjata Keta, connue grce aux rcits des griots. Mais dans
les films qui les mettent en scne leur image surgit d'un pass disparu dont
ils persistent pourtant vouloir transmettre les valeurs la jeunesse. Par
ailleurs, leur fonction qu'avait jusqu' prsent ritualise leur appartenance
une caste ne fait plus sens, voire, n'a plus lieu d'tre. Les griots sont alors
des personnages secondaires de rcits qui souvent dnoncent la situation
politique de l'Afrique post-coloniale. Ceddo de Sembene Ousmane (Sngal, 1976), Djeli5 de Fadika Kramo (Cte-d'Ivoire,
1981) ou encore Finye de Soulaymane Ciss (Mali, 1982) sont quelques-uns de ces nombreux films
o apparat un griot du mauvais ct, celui des forces du pass qui
empchent le prsent de s'panouir, la jeunesse de s'manciper, les notables de
partager leurs pouvoirs ou leurs richesses. On peut noter qu'il faut attendre
1995 pour voir apparatre dans un film malien, Keita, l'hritage du griot ralis par Dam Kouyat, une image
actualise du griot. Ici, ce dernier a en effet perdu son influence auprs de
la jeunesse malgr tous ses efforts pour lui transmettre l'pope mandingue.
Oui, comme personnage, le griot est peu prs inactif, inactuel plutt. Or il y a l un paradoxe qui
fait tout le prix de cette sorte de personnage et qui laisse voir pourquoi il
revient si souvent dans les films. En ralit, le cinma africain manifeste un
penchant marqu pour les situations de parole, pour l'acte de parole en tant
que rituel social, ancr dans l'histoire et la tradition et accdant par la
mise en scne une vritable thtralit filmique 7. Le griot qui
intervient pour raconter ou commenter l'action s'inscrit prcisment dans un
tel idal qui renvoie une riche tradition dpassant les frontires mmes de
l'Afrique Noire puisqu'on la trouve aussi bien, par exemple, dans le personnage
du coryphe du
thtre antique grec C'est ce titre notamment que les cinastes affectionnent
le griot. travers lui, ils peuvent dployer en effet des rcits complexes
puisqu'il est luimme un personnage complexe. D'une part, il est aussi rel que n'importe quel autre personnage
de la fiction et d'autre part, s'il ne gouverne pas les vnements, il sait
plus de choses que les autres. Il connat le pass, il sait des secrets - de
famille ou d'tat - et ainsi le regard qu'il porte sur le monde environnant
s'apparente une vision. Le griot voit dans ses semblables les anctres qui les ont
conus, il repre dans les situations prsentes le retour des faits anciens, il
peroit en fait le mouvement perptuel de la roue du temps qui met en relation
de similitude le mme et l'autre, le prsent et le pass. C'est ainsi qu'
certains gards le griot est comme un mage puisqu'il se tient au bon endroit
pour rendre possible une communication entre le monde ordinaire et son double,
savoir le territoire des absents, le lieu des morts, des gnies et des
fantmes. Mais on est l, ne l'oublions-pas, dans l'idal d'un pass rvolu.
Un tel griot,
charg de secrets et dialoguant avec l'au-del, n'existe plus dans une socit
qui n'est plus rgie par la tradition orale et qui a renonc une bonne part
de son animisme sculier en se convertissant aux religions monothistes des
envahisseurs musulmans et chrtiens. Le griot est alors, si l'on peut dire, l'ombre
de lui-mme . En tant que personnage obstin paratre dans la fiction du
prsent, il (n') est (plus que) son Autre. Dans le film de Dani Kouyat, par
exemple, quelqu'un vient derrire le griot Djeliba et se met raconter l
'histoire du griot qui raconte des histoires. L'cart entre la source de la voix
des deux narrateurs est alors un abme infranchissable. Ici et aujourd'hui en
Afrique sahlienne, sur la rive du cinma, se tient le narrateur moderne; il
est porteur d'un rcit dont sa parole engendre la fiction, rgule les images et
tient le discours. De surcrot, cette parole est enregistre et reproductible
la diffrence de celle d'un authentique griot. Par contre, l bas et autrefois
en Afrique noire, sur la rive d'un fleuve imaginaire paraissant border un
prsent intemporel, se tient le griot. Image fictive d'un tre inactuel, il est
moins un personnage dont les actions importent qu'une figure de rcit, une
abstraction en somme. travers lui, en effet, s'ouvre le gouffre du temps car
sa prsence dans la fiction est celle d'un pass qui ne veut justement pas
passer. Le griot est celui qui depuis un lointain improbable vient hanter le
prsent, habiter chez les vivants o il est proprement parler un revenant.
Ailleurs, des griots
On peut apprcier l'identit au fond
assez trouble du griot du cinma africain en le confrontant d'autres
personnages filmiques, rencontrs ailleurs, notamment dans tous les films dont
les pripties sont suspendues la parole d'un narrateur crivain. En France,
la figure en est dcline dans quelques films notoires, par exemple Le
plaisir (1951) et Le
roman d'un tricheur (1936).
Le plaisir: Max
Ophuls, qui adapte ici trois nouvelles de Guy de Maupassant, figure l'crivain,
auquel il ne donne pas de nom, dans
Ailleurs, des griots
On peut apprcier l'identit au fond
assez trouble du griot du cinma africain en le confrontant d'autres
personnages filmiques, rencontrs ailleurs, notamment dans tous les films dont
les pripties sont suspendues la parole d'un narrateur crivain. En France,
la figure en est dcline dans quelques films notoires, par exemple Le
plaisir (1951) et Le
roman d'un tricheur (1936).
Le plaisir: Max
Ophuls, qui adapte ici trois nouvelles de Guy de Maupassant, figure l'crivain,
auquel il ne donne pas de nom, dans un personnage de rcitant. Celui-ci
introduit et conclue en voix off les deux premiers pisodes pour finir par
apparatre dans le troisime sous les traits d'un personnage secondaire, tmoin
des faits et gestes du couple principal dont il tient la chronique, comme le
ferait un griot. Ce personnage d'acousmtre parle du fond d'une coulisse
improbable, l'endroit o se tient l'crivain Maupassant mort depuis longtemps.
Ainsi, celui en qui il s'incarne la fin du film est un fantme, le double en
image de quelqu'un qui vient du pays des morts en utilisant d'abord sa voix
comme le vhicule de son transport chez les vivants. Le roman d'un
tricheur : Sacha Guitry, ralisateur du film,
en est aussi le personnage principal et le narrateur. Toutes ces fonctions
cumules font de lui un dmiurge. Or, ce dmiurge est montr au dbut du film sous les traits
d'un crivain attabl la terrasse d'un caf, crivant sur la premire page
d'un cahier un titre qui est la fois celui du livre qu'il commence et celui
du film. Mais il n'en crit pas plus, sa parole de narrateur va faire natre
toutes les images venir, celles d'un pass remmor dans le pseudo prsent de
l'criture. Chroniqueur/narrateur de sa propre biographie fictive, Sacha Guitry
ranime dans son film les fantmes du pass, y compris lui-mme en ses
variantes qui sont autant de doubles, ou d'avatars, venant s'incarner dans le
corps des acteurs interprtant son personnage des ges divers. Tel Maupassant
dans le film d'Ophuls, le tricheur de Guitry, crateur et crature de la
parole, ne vient dans l'image que comme un tre quivoque, en partie ici dans
le prsent, en partie l-bas dans le pass. Voil ce qu'est certains gards,
le cinma des griots , s'il existe, li des personnages au croisement de
l'criture et de la mort, des narrateurs et des revenants. En cela, il tient du
cinma fantastique ne ft-ce que parce qu'il accueille dans la pellicule filmique les
particules vanescentes d'une autre matire, celle de la parole. Parole
autrefois sortant de la bouche des griots de caste, s'levant dans l'air
immmorial d'un temps pass, flottant on ne sait trop o, pendant que dcline
la caste des griots, pour retomber bien plus tard, ici et maintenant, dans
certains films des griots modernes de l'Afrique sahlienne.
Un griot du dehors
Le cinma de Jean Rouch ne dment
pas ce trait. On le sait, l'ethnologue Rouch a longuement voyag et travaill
en Afrique de l'Ouest. D'emble sensible l'animisme ambiant, il a consacr
une bonne partie de son activit filmer des rituels de possession. Mais
sortant trs vite du cadre de sa mission scientifique, il a fait des films de
fiction. Or, il les a raliss de la mme manire que ses documents, produisant
ainsi une sorte nouvelle de films marqus par l'alliance du documentaire et de
la fiction dans un tout souvent indcidable, parfois indmlable8.
Dans les fictions orchestres avec ses amis africains, ses copains
disait-il, il a souvent laiss venir des tres tranges, gnies, sorciers,
devins, parvenant se mler sans difficult aux personnages ordinaires et
produisant sur leur passage des vnements apparemment magiques. La trilogie de
Jaguar (1954-67),
Petit petit (1970)
et Cocorico! Monsieur Poulet (1974) est cet gard trs fconde en prodiges qui ne
semblent saugrenus qu'aux yeux des non-initis. La connivence du cinaste avec
le milieu ambiant, sa volont affirme d'une anthropologie partage , sa
manire d'impliquer les autres dans l'laboration des films, tout cela a forg
la notorit du griot Jean Rouch. Et ce griot a justement racont la geste
des gens de l-bas, il en a tiss la lgende qui, ft-elle glorieuse ou
modeste, n'est jamais leur dsavantage parce qu'elle rend compte d'un monde
idalement ancien qui parat avoir survcu tel qu'en lui-mme toutes les secousses
de l'histoire. Ce trait a souvent t reproch Rouch9 ainsi que
son silence sur le colonialisme. C'est vrai, il a quelque peu idalis la
ralit dont il fut pourtant un documentariste hors pair. C'est sans doute en
cela qu'il a parfaitement tenu le rle d'un griot traditionnel, rejoignant amSI
une confrrie fort lointaine dans l'espace et le temps puisque, outre les
coryphes dont il a t question plus haut, l'on y trouve aussi bien des ades,
des bardes ou des troubadours. Et Rouch cet gard en a poursuivi la tradition
en dcidant trs tt d'tre le propre rcitant de ses films, c'est dire la
voix off du rcit qui en dplie les mandres narratifs. Mais il est ade,
barde, troubadour ou griot pour autant que les auteurs du cinma africain le sont
eux aussi. savoir, souvent dans ses films, comme dans les leurs parfois, il
arrive que les vieilles croyances subsistent, les puissances animistes sont
toujours l, les mmes faits surnaturels surviennent dans leur sillage. Or,
tout cela s'accomplit dans une ralit prosaque et actuelle dont le cinma de
Rouch rend compte travers une vision que les techniques mmes de l'image
enregistre rendent invitablement critique, la manire d'un jugement de
vrit. Par exemple, que l'on croie ou non la prsence des gnies qui
viennent possder des humains en transe lors des rituels animistes si souvent
films par la camra documentaire de Rouch, ils ne font pas leur preuve comme
tels, leur image ne vient pas s'impressionner sur la pellicule. Cette image absente
configure un vide que l'imagination peut bien sr remplir mais qui renvoie le
spectateur, quel qu'il soit, l'ide d'un sens impossible arrter. Ainsi, la
sorte particulire de mythomanie ou de mythographie - propre aux rcits des narrateurs
est assignable un code par lequel on dsigne en parole ce que l'on ne peut
montrer en image, non pas parce que la chose ou l'tre voqus n'existent pas
mais parce qu'ils sont d'une nature singulire qui ne laisse pas de trace
visible sur la pellicule photochimique du cinma. Tous les fantmes sont de
cette sorte. C'est pourquoi la voix des griots traditionnels, le son de leur
balafon, de leur tambour ou de leur cora, leurs mots qui chantent le pass,
peuvent revenir sans fin dans les rcits filmiques car l'apparition de ce
qu'ils voquent n'est pas limite au cadre de l'image, au champ de sa
visibilit. Il y a mieux: chaque acteur qui un jour endosse le rle d'un griot
fait retrouver au cinma son lien originaire avec au moins deux traits
marquants de la pense magique. D'une part son imagination des doubles, ces
ombres qui ressemblent peut-tre aux vivants et qui vivent de toutes faons
dans un au-del inapprciable. Ici, avec les griots, c'est le pass qui se
serait conserv en l'tat dans un prsent immobile, perptuel. D'autre part, la
magie est d'abord animiste, elle conoit que la pense produit du mouvement, prodige que
le cinma accomplit en projetant des ombres sur un cran et en faisant croire
par leurs mouvements qu'elles sont l, se donnant pour des tres vivants,
rels, prsents. Or, doit-on finir par remarquer, les griots viennent d'une
culture ancestrale qui s'est entirement difie sur une conception animiste de
l'univers. ce titre, on ne peut pas s'tonner de leur persistance dans le
cinma africain, ils sont le medium idal des puissances du cinma.
NOTES
1 Voir Jacques Binet, les cultures
africaines et les images in : Cinmas noirs d'Afrique, revue Cinmaction nO 26, 1983, pp. 16-22. Voir
galement Andr Gardies et Pierre Haffner, Regards sur le cinma
ngro-africain, ditions
OCIC, 1987.
2 Cimetire dans la falaise, film dont Marcel Griaule, alors
directeur de la thse de Jean Rouch, fut l'initiateur.
3 Jean Rouch, un griot gaulois est le titre de Cinmaction nO 17, dir. Ren Prdal,
L'Harmattan, 1982.
4 Quelques crivains concerns:
Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l'pope mandingue, Prsence Africaine, 1960; Camara
Laye, Le Matre de la parole, Pocket, 1978; Massa Makan Diabat, Soundjata, la Bataille
de Kirina, Menaibuc,
2002.
5 En langue mandingue, djeli qui
veut dire sang est le nom donn la caste des griots. La djeliya est la
transmission par le sang.
6 Avant lui, son pre, Sotigui
Kouyat, est devenu un acteur connu de thtre et de cinma. Son frre, Hassan
Kouyat, est un conteur rput.
7 Andr Gardies et Pierre Haffner, Regards
sur le cinma ngro-africain, opus cit, pp. 4143. Les auteurs donnent en exemple Koddou
(Babacar
Samb-Makharam, Sngal, 1971), Le Wazzou polygame et L'Exil (Oumarou Ganda, Niger, 1971 et
1980), Ceddo.
8 Par exemple, il arrive encore que
des spectateurs de Moi, un noir pensent avoir affaire un film documentaire, alors qu'il
s'agit d'une fiction.
9 Parmi eux, le griot Sembene
Ousmane a dclar au griot Jean Rouch qu'il n'aime pas son cycle
ethnographique sur Les Fils de l'eau parce qu'on y campe une ralit mais sans en voir
l'volution , in: Jean Rouch ou le cin-plaisir, Cinmaction nO 81, Ren Prdal dir.,
1996, p. 106.
[1] Gilles
Deleuze, Cinma 2,
chap. 6, p. 191
[2] Jean
Rouch, un griot gaulois, Cinmaction n 17, table ronde avec Monique Martineau, Yvonne Mignot
Lefebvre, Guy Hennebelle, Andr Paquet. 1982, p. 168
[3] Cinmas
du rel, Claire
Devarrieux, Marie-Christine de Navacelles, entretien avec Jean Rouch. ditions
Autrement, 1988, p. 21
[4] Essai
sur le jeune cinma franais, Terrain Vague, 1960, pp. 13-17 et 33-34
[5] Article
publi le Il mars 1959 dans la revue Arts n 713 et repris dans Jean-Luc Godard jXlT Jean-Luc
Godard, Cahiers du
Cinma-ditions de l'toile, 1985, pp. 177-178. L'autre article, "Jean
Rouch remporte le prix Delluc" est paru dans Arts n 700, le 10 dcembre 1958
[6] Jean Rouch, un griot gaulois, opus cit, p. 169.
[7] Jacques Rozier. Le funambule. Centre Pompidou / Cahiers du Cinma, 2001. Les citations sont extraites respectivement des pages 27, 31-33, 116, 120-121
[8] Propos
rapports par Jean-Andr Fieschi dans "Drives de la fiction. Notes sur le
cinma de Jean Rouch", Cinma. Thorie. Lectures. Klincksieck, 1973 et 1978, p. 262
[9] Cinmas
du rel, opus cit,
p. 18.
[10] Jacques Mandelbaum, "Le prsent lui appartient", Jocques Rozier. Le funambule, opus cit, pp. 16-18. Je souligne.
[11]
Jean-Andr Fieschi: "S'il
faut dsigner les appartenances du cinma de Rouch, son origine ( ... ) c'est
coup sr du ct ( ... ) du merveilleux la Cocteau ( ... ) qu'on doit les
chercher." "Drives de la fiction. Notes sur le cinma de Jean
Rouch", opus cit, p. 256.
[12]
Rda Bensmaa : "chez
Rouch, il y a un "Demiurgos" - un crateur de mythes modernes -
flanqu d'un "Maieute" comme accoucheur de rel ( ... ) et d'un "Photothte",
un porteur et un
"crateur" d'images et reprsentations nouvelles". "Jean
Rouch ou le cinma de la cruaut", Jean Rouch, un griot gaulois, opus cit, p. 58.
[13] dans un film postrieur, Maine-Ocan
(1985), le
contrleur jou par Bernard Menez est le personnage qui mne le plus loin
"l'exprience dmiurgique" au terme de laquelle il renat)